Blog

Juste un sourire

mona lisa

Ayant passé toute ma vie dans des grandes villes d’Europe et d’Amérique, je suis au fait des lois non écrites qui gouvernent les rapports entre étrangers; éviter de fixer un(e) inconnu(e) est un réflexe automatique. J’entends d’ici mes amis américains commenter qu’ignorer les gens est un talent inné chez les français, mais je leur répondrai que ce trait n’est pas à mon avis un signe d’arrogance ou d’hostilité. J’attrribue cette façon d’être à une déficience de culture sociale dès le jeune âge. Les choses ont évolué, j’en suis sûr, depuis que j’ai quitté Paris, mais le fait est que les équivalents des proms américaines ou des cérémonies de remise de diplômes étaient inconnus lorsque j’étais étudiant. Mon diplôme de fin d’études est arrivé par la poste. Il n’existait pas de campus et les événements sociaux organisés étaient rares. Produit de cet état de choses, j’arrivai en Amérique mal préparé pour les contacts spontanés. Une règle en tout cas se comprend aisément dans un espace où des millions de personnes se côtoient chaque jour: ne fixez pas un(e) inconnu(e) … à moins bien entendu que ce soit votre intention, mais c’est alors une toute autre histoire.
J’étais dans le métro l’autre soir avec Toni, ma femme, après un dîner au China Grill, lorsque je remarquai que le regard d’une femme en face de moi revenait fréquemment vers moi. Assises à ses côtés étaient une petite fille d’une dizaine d’années et une vieille femme, probablement la grand-mère. La plus jeune femme, une quarantaine d’années, portait des jeans, était peu maquillée et avait un guide de New York entre les mains. L’on pouvait imaginer qu’avec un peu d’effort elle aurait pu être fort séduisante.
La petite fille jouait avec une poupée et sa grand-mère me fit penser aux babushkas que Toni et moi avions vues dans les rues de Kiev et Moscou. Les mêmes traits creusés, les mêmes vêtements fatigués et un bonnet de laine. Cela étant dit, elle aurait tout aussi bien pu être une visiteuse de Baltimore ou Kansas City. Allez savoir.
Le métro était presque vide à cette heure tardive et je ne pus m’empêcher de poser les yeux vers ces compagnons de voyage en face de moi tandis que Toni consultait son portable et ce fut ainsi que je réalisai que cette femme, non seulement dirigeait son regard dans ma direction, mais le soutenait plus longtemps qu’il est habituel. Sans doute lui rappelais-je quelqu’un de sa connaissance. Il me fallut quelques stations pour réaliser la situation.
Et c’est ainsi que, par curiosité peut-être, je me trouvai soutenir le regard de cette femme. Elle ne détourna pas les yeux. J’étais conscient que nous étions en train de défier une loi, mais quand je lui souris – des yeux plus que des lèvres, mais un sourire à n’en pas douter – et qu’elle fit de même en retour, je réalisai que nous nous étions tous deux comportés comme des citoyens d’une différente société, d’un univers libéré du politiquement correct, d’un monde ou le mot ami n’aurait pas perdu sa signification et où des lâches ne se cacheraient pas derrière l’anonymat de l’internet pour cracher leur venin. Deux étrangers avaient reconnu qu’ils aimaient ce qu’ils voyaient dans l’autre. Rien de plus, mais déjà beaucoup.
Je souris, intérieurement cette fois, à la pensée que je ne m’étais pas comporté ainsi depuis longtemps, depuis mes plus jeunes années où mes intentions étaient moins innocentes. Je me sentis bien.
Quand nos regards se quittèrent, je sus qu’ils ne se rencontreraient plus même si de nombreuses stations nous attendaient. Je compris qu’elle ne regarderait plus dans ma direction et tout était bien.
À la 4ème rue nous descendîmes tous et partirent vers des destinations différentes. Je ne revis jamais cette femme, mais la vérité est que je ne cesse de penser à notre sourire.