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Regardez les choses en face, mon vieux, vous ne savez pas écrire

 

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Il y a des années, alors que j’étais encore un cadre spécialisé dans le marketing international et que je passais le plus clair de mon temps à voyager à travers l’Europe, je nourrissais mon rêve d’être un jour un romancier en écrivant à bord d’avions, dans des chambres d’hôtels et même durant d’ennuyeuses réunions. Le jour vint enfin où je mis un point final au manuscrit de mon premier roman intitulé « L’entre deux vies » – attention Dr. Freud! – une histoire qui aurait pu servir d’introduction à la seconde partie de mon existence, mais je ne pouvais le savoir à l’époque.

Mon père fut mon premier lecteur. Sans tenter de paraître impartial, il se déclara enthousiaste. « J’ai une idée, » me dit-il. « Tu sais que je connais Maurice Schumann. »

Schumann était une personnalité de tout premier rang. Compagnon du Général de Gaulle à Londres, il fut la voix de la France Libre pendant la guerre et devint plus tard Ministre des Affaires Étrangères sous le Président Pompidou. Enfin et surtout pour ce qui nous intéressait, il était membre de l’Académie Française, l’un des 40 « immortels ». En matière de statut culturel on ne faisait pas mieux.

« Donc, » dit mon père, « je connais Schumann et toi tu connais Georges Conchon. »

Conchon était non seulement un romancier et scénariste réputé, il s’était vu décerner le Prix Goncourt pour « L’état sauvage » un roman dont il avait également signé l’adaptation cinématographique. Le film avait gagné l’Oscar du meilleur film étranger sous le titre « La victoire en chantant. » Conchon avait depuis écrit le scénario de films au succès desquels Gérard Depardieu, Romy Schneider et bien d’autres stars avaient contribué.

« Donc, » reprit mon père, « Tu connais Georges Conchon. »

« N’exagérons rien, » dis-je. « Je l’ai rencontré une fois. »

« Qu’importe. Nous allons envoyer ton manuscrit à Schumann et Conchon et je vais les inviter à déjeuner au Cercle Interallié dont je suis membre. »

J’arrivai le premier ce jour-là et me levai lorsque Schumann et mon père firent leur entrée. Autour de moi on se retourna. Schumann, ancien ministre et académicien.

Le grand homme prit mes mains dans les siennes et me dit: « Félicitations jeune homme. Quel merveilleux roman. Vous êtes un écrivain de talent. Je vous le répète, un merveilleux roman. »

Mon père rayonnait et je pouvais lire dans ses yeux: Que t’avais-je dit?

Conchon arriva quelques minutes plus tard et les têtes se tournèrent de nouveau. Lui aussi était célèbre. Il avait lu mon manuscrit, mais en parla peu. Schumann et lui traitèrent surtout de politique durant le déjeuner.

Le moment vint enfin pour mon père de demander l’addition. Il n’avait jamais été plus heureux de payer pour un déjeuner. Nous nous levâmes tous et Schumann prit de nouveau mes mains dans les siennes: « Un roman splendide, jeune homme. Vous êtes plein de talent. »

Je tentai de paraître modeste, mais je résidais en vérité sur un nuage. Mon père rayonnait de fierté.

Je me tournai alors vers Georges Conchon et lui proposai de le reconduire. Ma voiture était dans la cour du Cercle Interallié.

« Volontiers, » dit Conchon.

Nous venions de nous installer et je m’apprêtai à démarrer lorsque j’entendis Conchon soupirer et s’exclamer: « Quel con! »

Avais-je bien entendu? « Je vous demande pardon? »

« Schumann! Quel con! » répéta-t-il. Il pausa un instant et s’expliqua: « Regardez les choses en face, mon vieux. Vous ne savez pas écrire. »

Les secondes qui suivirent me parurent durer, durer. Enfin, alors que je luttais pour retrouver mon souffle, Conchon reprit: « Mais je crois que nous pouvons arranger ça. »

Et c’est ainsi que cet homme qui me connaissait à peine, qui ne me devait absolument rien et qui n’avait certes pas besoin de moi, m’invita dans la magnifique maison de campagne qu’il avait acheté à une vedette de la chanson avec ses royalties. Nous allions le matin dans son bureau ou nous installions sous un arbre dans le jardin et il mettait mon manuscrit en pièces:

« Regardez ce passage. Si vos lecteurs ne sont pas totalement ineptes, ils ont compris ça depuis longtemps. Au panier! »

Ou bien encore :

« Oh ciel. Ceci est un cliché. Nous n’en voulons pas. Panier! »

Et parfois :

« Tiens, j’aime bien ce paragraphe. C’est bon, alors ne l’enterrez pas au milieu du chapitre, ce doit être votre introduction. »

Et ainsi de suite. Georges Conchon m’apprit qu’écrire un roman n’était pas seulement l’art de raconter une histoire, mais qu’il fallait le considérer comme un travail d’artisan et travailler son texte sans indulgence. Il m’apprit qu’il y avait des règles, certaines incontournables et d’autres qu’il fallait oser violer.

Quand enfin je terminai la réécriture de mon roman, Georges Conchon le recommanda lui-même à son éditeur, Albin Michel. Ils ne le publièrent pas, mais ce n’était pas grave, je savais avec certitude ce que je voulais faire de la seconde partie de ma vie. D’ailleurs, le même Albin Michel publia quelques années plus tard mon premier roman « Simple Soldat. »

Georges Conchon nous quitta il y a plusieurs années, mais jamais je n’oublierai son extraordinaire générosité.

 

Regardons les choses en face, Georges, mon ami, vous étiez un homme exceptionnel.